Je serais un mauvais chauffeur de taxi (l’un de mes premiers métiers avouables a pourtant été chauffeur-livreur au volant d’un Tube Citroën bleu et rouge, hors d’âge). Jamais su le nom des rues de Paris. Je veux dire que j’ai du mal à faire correspondre à un nom un tracé sur la carte. (....).
N’empêche. Me déplacer dans Paris relève pour moi, sans jeu de mots, du pari et du bricolage. Parler aussi, écrire aussi, et même penser, bien sûr. Tout le monde est comme ça, sans doute. Mais moi plus que les autres, me semble-t-il. Cette difficulté avec les noms des rues m’a toujours paru une de mes faiblesses cachées, et presque honteuses. Presque au même titre que de n’aimer pas Balzac (par exemple).
Ce qui m’aide un peu, quand même, ce sont les rues par où ma vie, un jour, a fait un tour, a traîné, un moment, longtemps, et dont je me souviens. A force, il y en a beaucoup. Elles dessinent sur Paris une résille de mémoire aléatoire. Ca permet, en quelque sorte, de s’accrocher aux branches. Rues où j’ai habité, Crimée, Télégraphe, Tombe-Issoire, rue de l’Amiral Roussin où j’ai été à l’école, dans le XVè arrondissement, rues où j’ai tenté, et même quelquefois réalisé des mauvais coups, en général dans l’Ouest de Paris, rues où j’ai rencontré des femmes que j’ai aimées, dans un quartier grec de Montparnasse, au bar d’un hôtel, rues où elles habitaient, où nous allions prendre un café ensemble, le matin, dans le Marais, rues où habitent des amis, rues que j’ai fait figurer dans un livre (très peu : Belleville, la Grange-aux-Belles, il me semble que c’est tout).
Si j’avais tué quelqu’un rue la Boétie, il est certain que je saurais y retourner les yeux fermés, mais non. Je n’ai tué personne rue la Boétie (ailleurs, oui ; mais là, non). Dommage.
O.Rolin : Rues , Libération, 1 et 2 avril 2006