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De l’encre fraîche pour la BNF

Olivier ROLIN entre à la BNF (Libération du 11&12 décembre 2010)

dimanche 12 décembre 2010, par Brigitte

Depuis peu, la Bibliothèque nationale collecte des manuscrits d’écrivains vivants, afin d’étudier la genèse de leurs œuvres. Les fichiers numériques intéressent l’institution comme les cahiers préparatoires, les carnets de notes, les correspondances.

Enquête d’ Edouard Launet parue dans Libération du 11&12 décembre 2010

Le métier d’écrivain a considérablement changé ces derniers temps. Hier, vous étiez Victor Hugo contemplant la Manche du haut de votre maison de Guernesey, jetant vivement sur le papier l’encre de votre plume d’oie tandis que de gros nuages blancs roulaient dans un ciel d’azur. Vers la fin de votre vie, vous exigiez dans votre testament (et vous étiez le premier à le faire) que tous vos papiers reviennent à la Bibliothèque nationale de France (BNF) après votre mort. Si bien que les chercheurs peuvent encore humer un parfum de tempête dans les magnifiques manuscrits du Grand Homme.

Aujourd’hui, vous êtes, disons, locataire d’un petit deux-pièces rue de Maubeuge à Paris, et propriétaire d’un ordinateur portable au disque dur essoufflé sur lequel vous tapotez de maigres romans désenchantés mais pleins de talent et peut-être d’avenir. Vous n’avez pas rédigé de testament, pas plus que vous n’avez songé un quart de seconde à léguer vos petites notes et sorties imprimante à la BNF. Eh bien, vous avez tort. Car au département « Manuscrits » de cette institution, rue de Richelieu à Paris, on a de plus en plus soif de papier, et même de fichiers numériques. Mieux : depuis une quinzaine d’années, la Bibliothèque nationale s’est mise à solliciter des auteurs vivants afin qu’ils lui confient ante mortem tout ce qui pourra permettre aux chercheurs de documenter leur « atelier d’écrivain », d’étudier la genèse de leur œuvre : manuscrits autographes s’il en existe, cahiers préparatoires, notes, carnets, dactylographies corrigées, correspondances, disquettes, cassettes vidéo ou audio, coupures de presse.

Allergique au clavier

Ainsi s’allonge peu à peu la liste des écrivains, essayistes et poètes qui sont aujourd’hui allégés de leurs cartons d’archives avant même d’avoir rejoint le cimetière. Hélène Cixous, Pierre Guyotat, Claude Ollier, Dominique Fernandez, Michel Butor, Olivier Rolin, Michel Chaillou, Clément Rosset, Noëlle Chatelet, Marie Billetdoux, François Nourissier, Jacques Réda, Erik Orsenna sont quelques-uns de ceux qui ont déjà répondu positivement. Chez Dominique Fernandez, à Pigalle, deux cartons sont prêts qui attendent un émissaire de la BNF. Ils rejoindront, rue de Richelieu, plusieurs dizaines d’autres boîtes contenant manuscrits et cassettes diverses : le fonds Fernandez a été créé dès la fin 1996 à l’initiative de l’essayiste William Marx, alors chargé de recherches au département des manuscrits de la BNF. Le nouvel académicien s’est laissé faire : « J’ai écrit une soixantaine de romans. Pour chacun, j’ai fait six ou sept versions successives que j’ai conservées. Je n’ai pas la place pour tout garder. Si la Bibliothèque nationale ne m’avait pas demandé ces papiers, je les aurais sans doute jetés. » Ou peut-être pas. « Ce n’est nullement parce qu’il ignorerait, mais bien au contraire parce qu’il connaît tout le prix du manuscrit dans une recherche critique, que Fernandez a pu sauter le pas que certains se refusent à franchir, faute de percevoir l’intérêt de la démarche qu’on leur propose », notait William Marx dans la Revue de la BNF, en 2000. Les deux cartons qui étaient en instance de départ fin novembre contenaient documentation et dactylographies corrigées d’un roman (Pise 1951) à paraître le mois prochain.

L’intérêt de sauvegarder les papiers des écrivains, Hélène Cixous n’en a jamais douté, elle qui, pour son premier travail universitaire, a parcouru la planète à la recherche des archives de James Joyce, très dispersées. « J’ai compris Joyce à travers ses manuscrits. Tout se passe là : les manuscrits, c’est l’atelier. » Ceux d’Hélène Cixous étaient très demandés. Un : la bibliothèque de l’université de Georgetown (Etats-Unis) était prête à payer pour avoir ses écrits pour le théâtre. Deux : son ami Jacques Derrida lui avait proposé de réunir leurs fonds d’archives respectifs à l’Imec (Institut mémoires de l’édition contemporaine). Et trois : la Bibliothèque nationale, alertée par un jeune normalien travaillant avec Cixous, a fait connaître son intérêt.

Rarissime est l’écrivain qui fait la démarche le premier : il faut s’appeler Hugo et être au seuil de la panthéonisation pour se permettre d’entrer à la BN comme chez soi. Inversement, les conservateurs du département des manuscrits hésitent à demander de but en blanc à un écrivain de leur confier ses papiers. « Il faut être diplomate, parfois mettre en œuvre une opération de séduction », rapporte Marie-Odile Germain, conservateur à Richelieu. Cette dernière a invité Hélène Cixous à venir voir quelques-uns des plus beaux manuscrits de l’institution : ceux de Baudelaire (« J’ai eu l’impression d’une décharge de poison », commente Cixous), de Saint-Simon (« Quelle émotion de voir sur une des pages une ligne de larmes à la place d’une ligne de texte : c’était le jour de la mort de sa femme ») ou encore le Mémorial de Pascal. C’était gagné : le fonds Cixous est aujourd’hui à la BNF.

Il faut donc des intercesseurs, des médiateurs. Olivier Rolin, qui n’avait jamais pensé une seconde que ses papiers puissent intéresser la BNF, a un jour été abordé par Thierry Grillet, délégué à la Diffusion culturelle de l’institution, qui se trouvait bien connaître l’écrivain. Grillet a lancé : « Au fait Olivier, qu’est-ce que tu dirais si… » Quelque temps plus tard, la BNF organisait une petite réception dans le salon d’honneur de Richelieu (c’est une coutume) pour l’arrivée des archives Rolin, avec discours du président d’alors, Jean-Noël Jeanneney, et speech en retour de l’intéressé. « Je dois reconnaître que ce fut assez émouvant » commente l’auteur de Port-Soudan, 53 ans à l’époque, qui n’a pas eu pour autant l’impression d’être momifié de son vivant : « Au contraire, j’ai eu le sentiment d’être… désengorgé. »

Les petits dessins en marge

Les fonds contemporains ainsi constitués sont immédiatement consultables, après classement et reliure ; on y trouve beaucoup plus de manuscrits autographes qu’on pourrait le croire à l’heure de l’informatique triomphante. Olivier Rolin a écrit à la main jusqu’à Tigre en papier (2002). Toujours sur de grands cahiers au papier épais achetés à Lisbonne, chez un papetier de la rue de l’Or. Son premier bouquin tapé sur ordinateur, il se souvient avoir ressenti le besoin de le recopier à la main, pour le plaisir. Maintenant ses seuls autographes sont les corrections portées sur les textes qu’il imprime (souvent), avant de les retaper puis de les réimprimer, etc. Ces différents états de la copie sont pain bénit pour la BNF et les chercheurs.

Dominique Fernandez, lui, a ressenti l’impérieuse nécessité de « l’acte physique de l’écriture » jusqu’à ce qu’il se convertisse, voilà environ trois ans, à un ordinateur portable sur lequel il tape avec deux doigts, lentement, « au rythme de la pensée ». Il s’y est fait et si bien fait qu’il confie : « Cela a changé ma façon d’écrire. A la main, maintenant je sèche. » Mais lui aussi imprime beaucoup et apporte des corrections manuscrites, traces essentielles pour les limiers de la critique génétique.

Hélène Cixous reste pour sa part allergique au clavier. Elle écrit avec toutes sortes de stylos, crayons et feutres de différentes couleurs, sur toutes sortes de supports : cahiers, carnets, feuilles volantes de différents formats. « Cette hétérogénéité est en rapport avec le sens du texte : chaque travail appelle sa propre combinaison d’outils » sourit-elle. La nuit, elle cale derrière son oreiller un carnet ouvert sur une page blanche afin de pouvoir noter ses rêves dans l’obscurité. Pour faire plaisir à Hélène Cixous, offrez-lui des stylos.

L’auteur de l’Exil de James Joyce n’est pas la seule à rester fidèle au papier : Erik Orsenna, Raphaëlle « Marie » Billetdoux et Noëlle Chatelet, parmi d’autres, écrivent toujours à la main, alors que Michel Butor et Michel Chaillou sont eux passés au PC. Pierre Guyotat livre régulièrement les différents états de ses textes sur des clés USB, dont un tirage papier est fait immédiatement. La Bibliothèque nationale est bien consciente que la source autographe va se tarir peu à peu ; en conséquence, elle réfléchit à la conservation des traces numériques. Il est tout de même paradoxal - et pourtant pas si infréquent ! - que le progrès technique soit synonyme de régression. La BNF travaille avec la British Library et l’université de Bristol à la conception d’un logiciel qui, installé sur l’ordinateur d’un écrivain, assurerait des sauvegardes régulières de son travail en même temps qu’il recueillerait diverses données liées au processus d’écriture.

Lors de l’exposition « Brouillon d’écrivains », Michel Chaillou avait déjà accepté d’écrire sous le regard d’un programme qui enregistrait jusqu’à sa vitesse d’écriture. Voilà une information que les manuscrits autographes auraient du mal à livrer ! Bruno Racine, l’actuel président de la BNF, se prend à rêver d’un « contrat moral » entre son établissement et les écrivains, via lequel ces derniers accepteraient d’ouvrir en temps réel, en continu et en confiance leur atelier d’écrivain. Des volontaires ? Olivier Rolin ne semble pas complètement hostile à l’expérience. En attendant, « pour montrer l’exemple » , Bruno Racine a donné à son établissement le manuscrit de son Gouverneur de Morée, puis les impressions corrigées de Terre de promission. Avant sans doute d’écrire son prochain roman sous l’œil du logiciel inquisiteur ? Si l’informatique rend possible une approche plus précise et complète de la genèse d’une œuvre, elle ne pourra hélas conserver l’émotion de la chose écrite ni les petits dessins que certains auteurs faisaient en marge de leurs brouillons. Certains manuscrits sont des œuvres d’art. Ceux d’Hélène Cixous sont des labyrinthes fléchés.

Autre genre d’émotion : lorsqu’en 2000, François Nourissier a fait don de ses manuscrits et de sa correspondance, il a laissé à la Revue de la BNF un émouvant témoignage, où il raconte comment un professeur de médecine a vu dans l’évolution de son écriture manuscrite l’avancée de sa maladie de Parkinson. Laquelle a contraint l’auteur de En avant, calme et droit à passer à la machine à écrire, en tapant d’abord avec huit doigts, puis trois, puis deux, et finalement avec le seul index. « J’ai mis quatre ans à écrire mon dernier livre » confessait-il à l’époque. Le papier raconte l’histoire d’une inexorable asphyxie.

Le don par Victor Hugo de ses travaux et notes fut une date historique pour le département des manuscrits. L’annonce du départ des écrits et paperolles de Marcel Proust vers les Etats-Unis, en 1962, en fut une autre, plus traumatique. C’est in extremis que la Bibliothèque nationale a pu retenir ce trésor, en y mettant le prix. La leçon a servi. Edmond Jabès fut le premier à léguer et ouvrir ses archives de son vivant, peu avant sa mort en 1991. Avant lui, dans les années cinquante, Roger Martin du Gard avait cédé à la BNF des malles de papiers triés et classés, mais avec instruction de ne pas les ouvrir avant qu’il soit dans la tombe. Maintenant, tout va plus vite. Marie-Laure Prévost, conservateur au département des manuscrits, se souvient de l’émotion suscitée par Erik Orsenna lorsque celui-ci avait apporté le manuscrit de Madame Bâ avant même que le livre n’ait paru.

Un don traumatisant

Les écrivains ne donnent pas tout, du moins pas tout de suite. Par exemple, Olivier Rolin et Dominique Fernandez conservent pour l’instant leurs cahiers préparatoires. « C’est le journal du roman. Sans doute la trace la plus intéressante, mais je peux encore en avoir besoin pour d’autres livres » souligne Fernandez. Olivier Rolin ne se séparerait de ses carnets de voyage pour rien au monde. Hélène Cixous conserve la majeure partie de sa correspondance : « J’ai besoin que certaines choses restent près de moi. » Pour elle, le don de ses papiers (dont elle conserve des photocopies) est traumatisante. « Quelque chose s’altère. C’est une expérience de mort. » Des conservateurs qui, comme Marie Odile Germain et Marie-Laure Prévost, n’ont longtemps fréquenté que des géants morts, de Victor Hugo à Romain Rolland, font l’expérience singulière d’entretenir un dialogue avec des écrivains vivants. Dialogue devant l’Histoire ! C’est une relation sur le long terme qui s’installe, parfois amicale.

Evidemment, solliciter des écrivains vivants, c’est faire une sorte de pari sur la postérité de leur œuvre. Pari peu coûteux, il est vrai. Mais depuis les années 90, il y a chez les chercheurs - notamment ceux de l’Item (Institut textes et manuscrits modernes) - un tel intérêt pour la critique génétique, c’est-à-dire l’analyse de l’œuvre à partir des manuscrits et notes, que l’on ne veut courir aucun risque. Par ailleurs, les manuscrits, c’est un marché sur lequel les prix ne cessent de grimper. Mieux vaut avoir les archives gratuitement maintenant que demain à prix d’or. Puis il y a une concurrence croissante entre les bibliothèques universitaires américaines, l’Imec, la bibliothèque Jacques-Doucet et d’autres pour abriter les fonds importants. Tout cela a amené la BNF à avoir une politique de recueil « proactive », comme on dit chez Microsoft. Les manuscrits sont irremplaçables lorsque l’on doit travailler à l’édition critique d’une œuvre, ou tout simplement organiser une exposition sur un écrivain. Les correspondances sont essentielles pour écrire l’histoire intellectuelle du temps. Ce sont des pièces de patrimoine dont on a mis du temps à mesurer la valeur, et dont la collecte s’intensifie alors même que la matière se raréfie : c’est idiot !

Jetées par la fenêtre

En 2006, un jeune conservateur s’est lancé dans un fonds spécialisé d’auteurs de science-fiction (Libération du 1er décembre 2006). Dès 2003, après l’exposition « les Goncourt dans leur siècle », la conservatrice Michèle Le Pavec a contacté les lauréats vivants pour leur proposer de recueillir leurs manuscrits. Michel Hoste, Frédérick Tristan, Jean-Christophe Rufin et Patrick Rambaud ont répondu favorablement. D’autres avaient déjà donné leurs papiers. D’autres encore ont tout simplement décliné, ayant promis leurs manuscrits à telle ou telle bibliothèque, ou refusant de s’en séparer.

Les fonds d’écrivains, même très contemporains, ne dorment pas. Des étudiants et chercheurs sont déjà venus consulter les manuscrits de Cixous, Fernandez et Rufin, pour ne parler que de ces trois-là. Mais les amateurs peuvent aussi venir fouiller dans les quelques papiers que l’éditorialiste Jacques Julliard, Daniel Rondeau ou encore Alain Veinstein (dossiers préparatoires pour ses émissions de France Culture) ont donné à la BNF.

Mais il ne faut pas croire que la Bibliothèque nationale prend tout ce qu’on lui propose. Certains sont réorientés vers d’autres bibliothèques possédant déjà certains de leurs manuscrits, qu’il faut éviter de disperser, d’autres essuient un refus poli, mais nous ne sommes pas en mesure de donner des noms. Que ceux-là suivent l’exemple de Jean-Philippe Toussaint, qui a pris l’initiative d’ouvrir ses archives lui-même. L’auteur de la Vérité sur Marie entretient un site remarquable (1) où le lecteur trouvera, pour chacun des romans, plusieurs états du manuscrit, les plans, variantes et « débris », ainsi que quelques brouillons de manuscrits scannés. Toussaint propose même un peu de sa documentation, comme sa correspondance avec le commandant de bord Guilhem Perrichet. Plongée directe dans l’atelier de l’artiste : « Cher Monsieur, écrit Toussaint, je suis un écrivain et cinéaste belge, j’ai obtenu le Prix Médicis avec mon dernier livre, et, dans un nouveau livre, je voudrais écrire une scène de décollage d’un Boeing 747 de l’aéroport de Narita de nuit dans des conditions de tempête. Ce qui m’intéresse, c’est l’aspect visuel du ciel (pluie, grêle, éclairs), visualisations des effets du vent et des nuages sur l’atmosphère et conséquences des turbulences sur la stabilité de l’avion jusqu’à son arrivée à son altitude de croisière. » Suivent les renseignements demandés. Tout cela est passionnant, hélas chacun sait que la durée de vie d’un site Web est limitée. Aussi serait-il opportun que la BNF prenne le soin d’archiver également ce genre de pages, pour autant qu’elle en ait connaissance.

François Nourissier écrit : « C’est un grand soulagement que d’avoir donné une partie de mes manuscrits à la Bibliothèque nationale de France, car je suis, par expérience, obsédé par le pouvoir de destruction de la mort. Et après la mort, c’est bien pis, dans la mesure où les textes sont confisqués par les familles à titre posthume. »

Hélène Cixous, après un incendie dans son immeuble en 2004, a songé à fourrer tous ses manuscrits dans des malles prêtes à être jetées par la fenêtre en cas de départ de feu. C’est à l’eau que faillit finir celle qui contenait le manuscrit des Misérables lorsque Victor Hugo débarqua à Guernesey le 31 octobre 1855. Bien qu’en travaux, les bâtiments de la rue Richelieu semblent constituer un repaire sûr et pérenne.

(1) www.jptoussaint.com

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