TRAFIC DE LECTURES

Accueil du site > EVENEMENTS > La littérature française est-elle à nouveau contemporaine ?

La littérature française est-elle à nouveau contemporaine ?

mardi 16 mars 2010, par Isabelle


Ce lundi soir dans la belle salle du Théâtre de l’Odéon, ils étaient 5 derrière la longue table, invités par les Inrocks sous un intitulé provocateur. 5 auteurs actuels, l’œil vif et le verbe prompt.

Odéon15/03/10

De gauche à droite : Régis Jauffret, Tristan Garcia le benjamin, Marie Darieussecq, Laurent Mauvignier, Eric Reinhardt.

Je vous livre en vrac les réflexions entendues qui peuvent nourrir les vôtres, en croisant les propos des uns et des autres, pour les faire se répondre en ne respectant pas forcément l’ordre dans lequel ils ont été dits :

Régis Jauffret, réagissant au titre de la soirée :
- est-ce qu’elle est tellement française, la littérature ? Je ne me demande pas si elle est contemporaine ou pas, la littérature c’est forcément nouveau.

Eric R. - quand je vois les gens lire dans le métro, souvent ils lisent des romans qui sont écrits comme au XIXème, toujours les mêmes histoires, les mêmes tournures, les mêmes personnages, c’est comme un gigantesque roman unique. Moi je ne veux pas participer à ça. Mon premier travail, c’est sur la forme.

Régis J. - Mais aujourd’hui, quand on parle de littérature on parle surtout de l’américaine. En disant qu’elle est universelle, contrairement à la littérature française. Il y a d’abord un simple problème quantitatif. Le français est une langue morte, plus personne ne la parle en dehors des pays dont c’est la langue officielle. Ecrire en anglais c’est écrire pour beaucoup plus de gens, tout de suite. Ecrire en français c’est beaucoup plus difficile qu’écrire en anglais. L’anglais est riche, le style vous est donné. Le français est une langue pauvre, c’est difficile d’exprimer les choses avec les bons mots en français. On est obligé de travailler la façon d’écrire, la forme, le style. C’est cette pauvreté, cette difficulté, qui fait la grandeur du français. L’intime est universel. Regardez Proust, en racontant sa vie, en parlant d’une société disparue, d’un monde ancien, désuet, il a fait le roman le plus novateur de son époque. Aujourd’hui on le place même devant Joyce, comme le plus grand auteur universel.

Eric R. - La littérature française actuelle est très puissante, très active. Lisez Marie N’Diaye, Jean-Philippe Toussaint. La littérature américaine est plus conformiste. En fait, elle s’inscrit dans un mouvement culturel général, qui se nourrit des séries TV, du cinéma, tout va dans le même sens. Alors qu’un livre de Jean-Philippe Toussaint, son dernier, n’est comparable à rien d’autre qu’à lui-même. D’ailleurs les japonais adorent Jean-Philippe Toussaint.

Marie D. - En fait, quand on parle de contemporain, on parle de l’irruption du réel dans la fiction. Pour moi, le tournant ça a été le 11 septembre, c’est ce qui a marqué l’entrée du réel dans la littérature.

Eric R. - Ce qui a changé aussi, c’est internet. Aujourd’hui, sur le même outil qui vous sert à écrire votre roman, vous avez le monde au bout des doigts.

Laurent M. - Pourquoi utiliser du réel dans la fiction serait contemporain ? Avant il n’y avait pas de réel dans la littérature ? Si François Bon nous entendait, il rigolerait bien, lui qui écrit sur le réel depuis 30 ans !

Tristan G. - Bon, pour moi, c’est vrai, quand j’étais plus jeune, la littérature française contemporaine me semblait très loin d’une approche directe du réel. Il y avait tous ces systèmes de réflexivité qui filtraient la réalité : le filtre de la subjectivité absolue avec l’autofiction, le filtre du jeu sur le langage avec l’oulipo, le filtre de l’absolutisme littéraire à la Blanchot, et tout ça était inventé par les français et admiré partout ailleurs. Moi je préférais lire du polar, de la science-fiction, pour sortir de cette réflexivité qui faisait écran. J’ai voulu faire sauter ce sur-moi littéraire en écrivant. Vite, comme ça venait, librement.

Puis l’animatrice les branche sur les problèmes que posent, aujourd’hui à chacun, diversement, l’utilisation du réel dans leurs romans. Jauffret qui s’inspire d’un fait divers et dont l’éditeur habituel ne voulait pas prendre le risque de publier son roman "Sévère". Mauvignier attaqué -quoique moins férocement que Haenel- sur l’Algérie "qu’il n’a pas vécue". Marie Darieussecq accusée de "plagiat psychologique". Tristan Garcia que Finkelkraut a accusé à la fois de l’avoir "utilisé" dans sa fiction et en même temps "déformé" : Tristan Garcia dit qu’il s’est senti dans la peau d’un photographe à qui on reprocherait à la fois de "voler" une photo comme les paparazzi et de truquer en plus cette photo. Bref, le réel utilisé en fiction est-il dangereux pour les écrivains ?

Régis J. : en France, c’est merveilleux cette puissance que l’on prête au roman. Si vous racontez des horreurs sur votre voisin dans un récit, un essai, tout le monde s’en fout. Si vous en faites un personnage de roman, il va vous attaquer. Ce qu’on raconte dans un roman est plus vrai, plus réel, plus dangereux que ce qu’on raconte ailleurs ! C’est un gigantesque hommage au roman. Se servir de la réalité et l’enfourner dans l’imaginaire, c’est une sorte de perversion, l’art c’est cela.

Marie D. - Reprocher au romancier son usage de la réalité, c’est un très vieux débat, ce n’est pas nouveau. Platon disait qu’il faut bannir le poète de la cité parce que c’est un falsificateur, qui se permet de raconter la guerre alors qu’il ne l’a pas vécue ou de parler à la place des autres, comme Homère. Les gens se reconnaissent tout le temps dans les romans, c’est la force du roman. On s’y projette. Le nombre de fois où l’on reçoit des lettres : "c’est ma vie que vous racontez !" Alors rien d’étonnant à ce que quelques mégalomanes paranoïaques vous accusent de les avoir utilisés dans vos fictions.

Eric R. - Oui, mais là on fait les innocents. En fait on ne va pas nier qu’on joue avec le feu…

Régis J. - S’inspirer du réel, cela vous donne une cohérence dans un roman, quoique vous fassiez, et du coup cela vous libère. Je ne suis pas un intellectuel, je suis un artiste, je m’accorde une liberté totale.

Je laisse la conclusion à Régis Jauffret, particulièrement en forme ce soir-là, caustique et très particulier (aucune langue de bois) dans ses propos. On lui demande vers quoi il va, dans son parcours littéraire, il répond :

- Moi j’ai très peu de problèmes littéraires, j’ai plutôt des problèmes existentiels. Le temps qui passe, la mort. La littérature c’est ce qui me permet de ralentir le temps, d’étirer chaque heure, chaque journée, chaque année en racontant trois heures en une, en racontant trois journées là où j’en vis une seule. Je multiplie le temps. L’écriture c’est le bonheur. Et j’aime les gens, je veux le dire, j’aime tout le monde, j’adore Alain Finkelkraut, je vous aime tous…"

Voilà, c’est un peu décousu, mais cela vous donnera peut-être une saveur de cette soirée. A guetter : un hors-série des Inrocks sur "Les nouvelles littératures françaises." Et le prochain roman de Tristan Garcia qui racontera le retour à la vie sauvage d’un chimpanzé qui a été élevé par un couple humain comme leur propre enfant (un vrai défi : il a inventé un "langage singe"…)

1 Message


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette