Avec sa gueule de torturé précoce, on n’imaginait pas Emmanuel Carrère s’extasiant devant chose aussi simple que la vie des autres. Lui même d’ailleurs n’y avait pas pensé qui allait passer Noël au Sri Lanka pour y consommer la séparation d’avec Hélène (non, pas sa mère, sa chérie du livre précédent, la mère de Jeanne). Donc à Sri Lanka, le décor était planté pour la rupture, parce que c’est quand même plus élégant de rompre sous les cocotiers en décembre que chez Buffalo Grill ou chez Léon de Bruxelles un samedi soir, après les courses... Et voilà la vague qui arrive ; sauf que ce qui est étonnant, vertigineux, c’est qu’il ne la voit pas, pas tout de suite, il était un peu fatigué ce matin là, Hélène aussi d’ailleurs et ils avaient renoncé à aller plonger... La suite, c’est la première poupée russe du livre, peut être la plus belle. Pleurs. La deuxième poupée, c’est le retour à Paris, une mauvaise nouvelle, comme on appréhende tous d’en recevoir tout en sachant bien que ce genre de bombe ne tombe pas toujours à côté ; et les boîtes s’ouvrent ainsi, les unes après les autres, un coup sur du bonheur, un coup c’est mauvaise pioche. Re-pleurs, ennui parfois, calme plat, et puis Carrère referme délicatement toutes ses matriochkas, parfois on aimerait qu’il accélère, mais on n’échappe pas à l’émotion de la toute dernière. Franchement, il fait fort : par moment on a envie de lui coller des tartes parce qu’il n’est pas loin de la niaiserie ou du mépris, mais avec une habileté qu’on ne sent pas venir, c’est le lecteur qui se prend un revers de main dans la figure, ou une béquille dans le tibia si vous préférez, et c’est bien fait , ça l’apprendra à avoir pensé à s’ennuyer. Il y a mille et une choses dans ce livre, que du vrai, bien sûr, beaucoup de souffrance et tellement d’amour. Parce qu’enfin Carrère découvre que le mot bonheur existe, qu’il ne loge pas à l’ombre d’un cocotier, mais qu’on peut le trouver au fond d’un caddy de supermarché. Mais qu’est ce qu’elle lui a appris sa mère, elle n’a jamais dû lui faire la liste des produits de première nécessité quand il allait au Bon Marché ?
Brigitte